Les 5 sens en danger : comprendre l’épidémie sensorielle qui menace notre avenir
Un constat alarmant s’impose : les cinq sens humains — ouïe, vue, odorat, toucher et goût — se dégradent à un rythme inquiétant. Sommes-nous face au risque de perdre définitivement une ou plusieurs de ces facultés essentielles ? Si la plasticité du corps humain offre un espoir de réversibilité dans certains cas, le phénomène s’impose comme un enjeu épidémiologique majeur.
L’humanité fait face à une érosion sensorielle qui menace ses cinq facultés fondamentales. Les recherches abondent concernant l’audition et la vue, projetant leur évolution jusqu’en 2050. Mais pour le goût, le toucher et l’odorat, les données restent fragmentaires. Une nouvelle discipline, appelée « épidémiologie des sens », émerge pour combler ces lacunes et poser les bases d’une stratégie globale de prévention et d’intervention face à cette crise.
Les premières avancées de cette science naissante sont prometteuses. Les origines de ce déclin sensoriel ont été tracées à l’entrée de l’humanité dans l’anthropocène, il y a un peu plus d’un siècle. Les causes, quant à elles, se précisent : pollution atmosphérique, bruit omniprésent, modes de vie sédentaires, déséquilibres alimentaires, surconsommation d’hygiène… Si des facteurs génétiques contribuent à certaines pathologies, c’est avant tout notre mode de vie moderne qui apparaît comme le principal coupable.
Une épidémie silencieuse : l’ouïe en danger face au bruit
L’ouïe humaine est en péril. En France, un adulte sur quatre souffre aujourd’hui d’une déficience auditive, selon l’Inserm. À l’échelle mondiale, l’ONU estime que 1,5 milliard de personnes sont concernées, un chiffre qui pourrait atteindre 2,5 milliards d’ici 2050. Si les origines de cette dégradation sont multiples — facteurs génétiques, vieillissement ou infections —, une cause majeure émerge : le bruit, et plus particulièrement celui généré par les écouteurs et casques, omniprésents dans notre quotidien. Cette habitude met en danger l’audition d’un milliard de jeunes adultes.
Selon Pierre Anhoury, médecin en santé publique et directeur des relations internationales de l’Institut Curie, les technologies numériques sont en partie responsables. « À l’époque du vinyle, l’intensité sonore variait naturellement entre 30 et 120 dB, des valeurs que l’oreille tolère bien. » Mais aujourd’hui, la compression des fichiers audio nivelle le son entre 60 et 80 dB. Ce niveau constant, bien supérieur au seuil idéal de 30 dB, fatigue l’oreille et surcharge le cerveau.
Chaque être humain naît avec un stock limité de cellules ciliées dans l’oreille interne, environ 15 000, essentielles à l’audition. « Or ces cellules de l’oreille interne ne se régénèrent pas » explique le chercheur. Une fois endommagées, la perte auditive est irréversible. Pire encore, le bruit chronique affecte bien plus que l’audition : il perturbe le sommeil, notamment le sommeil paradoxal, provoque du stress en libérant cortisol et adrénaline, et augmente les risques de troubles cardio-vasculaires. La dégradation de l’ouïe est également liée à une hausse de 25 % des risques d’Alzheimer et accélère le vieillissement cérébral.
Face à ce tableau alarmant, une solution s’impose : réduire le bruit ambiant.
La vue altérée par le numérique
En Europe, plus d’une personne sur trois souffre aujourd’hui de myopie, un chiffre qui n’était que de 1 sur 5 il y a 20 ans. Et d’ici 2050, plus de la moitié de la population mondiale sera concernée.
La cause : un regard bloqué sur les écrans
L’explication principale réside dans notre mode de vie moderne. Nos yeux, de plus en plus confinés dans des espaces restreints et constamment fixés sur des écrans, ont perdu l’habitude de regarder au loin. Serge Picaud, neuro-ophtalmologue et directeur de recherche à l’Inserm, précise : « Nous n’avons pas encore de preuve du lien de cause à effet entre les lumières artificielles et la myopie ; par contre, nous avons bien observé une nette amélioration des capacités visuelles lorsque des personnes se réhabituent à l’extérieur, avec un champ de vision plus vaste baigné de lumière naturelle. »
Un risque de cécité lié à la myopie
Cette explosion de la myopie dans le monde masque une autre menace : la cécité. « À mesure que la myopie augmente avec l’âge, notre œil s’agrandit dans son effort pour focaliser les images, ce qui peut provoquer un décollement de la rétine. Environ 10 % de la population myope risque ainsi la cécité », explique le spécialiste.
Bien que la myopie ne puisse pas être inversée naturellement, il est possible de ralentir sa progression en adoptant de meilleures habitudes. Augmenter les activités en extérieur et réduire le temps passé devant les écrans peuvent contribuer à préserver la santé visuelle.
L’odorat effacé par la pollution
L’anosmie, la perte de l’odorat, reste une pathologie encore sous-estimée. Cependant, une récente étude menée en France a révélé des résultats alarmants : près de 1 Français sur 10 souffre d’une perte partielle ou totale de cette fonction sensorielle. La principale cause identifiée ? Les odeurs toxiques, particulièrement celles générées par la pollution de l’air.
Notre nez est équipé d’environ 400 récepteurs olfactifs, reliés à un réseau de neurones protégés par la muqueuse nasale. « Plus notre nez s’habitue aux mauvaises odeurs, plus nous devenons incapables de détecter la toxicité de certaines d’entre elles », explique Sandra Perez, chercheuse à l’Université Côte d’Azur. Ce phénomène présente un réel danger pour la santé : la muqueuse nasale, qui produit des enzymes destinées à éliminer les molécules toxiques comme le plomb, le zinc ou l’ozone, devient moins efficace à mesure que notre odorat se désensibilise.
Le toucher s’efface sous l’excès d’hygiène
Les avancées de notre hygiène quotidienne, pourtant bienvenues, peuvent paradoxalement entraîner une perte de la sensibilité tactile, un phénomène connu sous le nom d’hypoesthésie. Les produits cosmétiques, gels hydroalcooliques et lavages fréquents en seraient responsables, tandis que la pollution de l’air jouerait également un rôle.
« Nous avons l’habitude d’associer le toucher à nos mains, mais les récepteurs tactiles sont présents sur tout le corps », explique Marcel Crest, directeur de recherche émérite au CNRS. Les poils, en particulier, liés à des glandes sécrétrices, jouent un rôle crucial dans la transmission des informations sensorielles. L’épilation répétée peut ainsi engendrer une inflammation du bulbe pileux, réduisant les sensations. De plus, la tendance à stériliser systématiquement notre environnement favorise l’apparition de maladies telles que le diabète de type 1, qui altère la fonction des récepteurs sensoriels en raison du surplus de sucre dans l’organisme.
Le goût s’efface sous l’emprise de la gourmandise
Moins fréquente que l’anosmie, l’agueusie, ou perte du goût, touche un nombre croissant de personnes, notamment dans le monde occidental. L’un des principaux responsables : la gourmandise, et son caractère addictif. Notre système gustatif est étroitement lié au circuit neuronal du plaisir et de la récompense. Comme pour toute addiction, plus on consomme des substances agréables, plus le cerveau en redemande.
C’est particulièrement vrai pour le sucre, le sel et les graisses qui, lorsqu’ils sont consommés en excès, perturbent le fonctionnement de nos récepteurs gustatifs. « Certains trouvent que trois sucres dans un café sont un délice, alors que pour d’autres c’est écœurant », explique Philippe Besnard d’AgroSup Dijon. Paradoxalement, plus nous ingérons de sucre, plus nous perdons la capacité de le savourer.
Le résultat : il faut toujours plus de sucre, de sel ou de gras pour retrouver le même plaisir gustatif. Cette addiction a des conséquences sur la santé : des études récentes ont révélé un lien entre la perte du goût du gras et un risque accru d’obésité. Heureusement, nos cellules gustatives peuvent se régénérer, permettant ainsi de rééduquer ce sens. La clé ? Réduire les excès de sucre, de sel et de graisses, tout en adoptant une alimentation plus saine et équilibrée.
Combattre l’épidémie sensorielle : une rééducation possible
C’est une excellente nouvelle : bien que nos sens aient décliné rapidement en raison de facteurs externes, il est tout à fait envisageable de les récupérer tout aussi vite en éliminant ces causes. En réduisant notre consommation excessive de sucre, de sel et de graisses, nos papilles gustatives peuvent se régénérer ; en limitant notre exposition à la pollution, notre odorat peut se rétablir ; en réduisant l’utilisation de produits pour la peau, la perte de la sensation tactile peut être inversée… En somme, nos sens sont capables de se rééduquer.
“Notre cerveau ainsi que notre corps possèdent la remarquable propriété de plasticité, un acquis très précieux de l’évolution”, explique Alain Froment, médecin et anthropologue au Muséum national d’histoire naturelle. “Il a été montré, au Japon en particulier, que si l’enfant ne passe pas une partie de ses journées dehors à accommoder ses yeux au loin, le risque de myopie sera d’autant plus sévère, avance l’anthropologue. On sait également qu’affubler trop vite un enfant de lunettes altérera définitivement sa vision, que la croissance naturelle de l’œil aurait pourtant spontanément corrigée”, précise-t-il.
Même à l’âge adulte, il est encore possible de retrouver des capacités sensorielles. : “On voit que dans certaines professions comme les œnologues ou les goûteurs d’eau, ou encore les musiciens, nos sens sont capables de se redévelopper de façon extraordinaire en mobilisant des aires cérébrales spécifiques”, conclut Alain Froment.
DR ALAIN FROMEN
« Nos sens sont capables de se redévelopper de façon extraordinaire en mobilisant des aires cérébrales spécifiques – ALAIN FROMENT, Médecin et anthropologue au Muséum national d’histoire naturelle »
Lutter contre l’épidémie sensorielle : l’innovation des implants cérébraux
Simultanément, les technologies d’assistance progressent rapidement, en particulier celles qui compensent la perte de la vue et de l’ouïe. Par exemple, certains verres correcteurs peuvent désormais ralentir la progression de la myopie jusqu’à 60 %, tandis que les implants cochléaires offrent des améliorations significatives de l’audition pour les personnes souffrant de surdité profonde. Des chercheurs vont même plus loin, en explorant des implants cérébraux pour restaurer des sens définitivement perdus. Ces avancées représentent des solutions remarquables pour ceux qui ne peuvent récupérer un sens par des moyens naturels. Cependant, Alain Froment reste ferme :“C’est avant tout les agressions externes dont nous faisons l’objet qui doivent être massivement régulées.” En effet, tant que ces causes externes ne seront pas contrôlées, ces technologies ne parviendront pas à stopper l’épidémie sensorielle. Si nous voulons continuer à être émerveillés par une saveur, un chant, un parfum, ou encore ressentir des frissons, il est essentiel de préserver nos sens.
Source : Sciences & Vie